LE TRAITEMENT MEDIATIQUE DE LA GUERRE EN UKRAINE
“En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit être protégée par un bouclier de mensonges”, disait Winston Churchill.
Comment donc s’informer sur cette guerre en Ukraine qui se déroule, pour nous, de l’autre côté de la Mer Noire ? Quel regard porter sur les sources, les analyses, les commentaires, dans les milliers d’articles, de vidéos, de podcasts et de messages sur les réseaux sociaux ? Comment faire le tri entre vérités et mensonges, entre l’information et la communication, entre ce qui est fiable et ce qui est de la propagande ?
L’écriture de ces articles a été l’occasion pour les élèves de Première de la spécialité Histoire-Géographie-Géopolitique-Science politique (HGGSP) de réfléchir sur les manières de “s’informer aujourd’hui et de porter un regard critique sur les sources et modes de communication” (Thème 4 de leur programme).
M. Lioret
Les médias en désaccord : quand est-ce que l’Ukraine entrera-t-elle dans l’Union européenne ?
Le 23 juin 2022, la candidature de l’Ukraine pour rejoindre l’Union Européenne a été acceptée. Bien que signalant potentiellement l’arrivée d’un nouveau membre, l’importance de ce geste de l’Union Européenne est peinte différemment selon les médias…
Le 28 février 2022, seulement quatre jours après que Vladimir Poutine ait annoncé son “opération spéciale militaire” pour envahir l’Ukraine, Kiev a officiellement posé sa candidature pour devenir membre à part entière de l’Union Européenne. Cette candidature, acceptée quatre mois plus tard, est l’apogée d’une longue période de rapprochement entre les deux camps qui date depuis la chute de l’URSS en 1991. Elle a été observée pour la première fois en 2004 durant la Révolution Orange qui a empêché l’arrivée au pouvoir de Viktor Ianoukovitch, un homme politique proche du Kremlin, et a permis celle de Viktor Iouchtchenko, un candidat pro-européen. Par conséquent, le monde a été témoin d’une forte volonté d’une partie de la population de se détacher de la Russie et de se rapprocher de l’Europe. Ce vœu d’une partie du peuple ukrainien a été confirmé plus encore durant la Révolution de la Dignité lorsque Ianoukovitch, président depuis 2010, a été déposé en février 2014 à la suite de son refus de signer un accord d’association politique et économique avec l’Union européenne, en faveur d’un autre avec la Russie. L’accord aurait créé une zone de libre-échange entre l’Union européenne et l’Ukraine, les rapprochant davantage, et a été finalement signé à la suite de la révolution par le nouveau président Petro Porochenko (élu en juin 2014).
Il faut tout de même préciser que l’engagement pro-européen n’est pas présent dans toute l’Ukraine. Au sud et à l’est du pays, la population est majoritairement russophone et a historiquement souhaité un rapprochement avec la Russie jusqu’à l’invasion.
Il est évident que l’acceptation de leur candidature par Bruxelles est considérée comme une victoire par les Ukrainiens qui voient un renforcement de leur lien avec l’Occident malgré les efforts de la Russie pour l’empêcher. Cependant, le nouveau statut accordé à l’Ukraine n’implique pas son entrée imminente dont la probabilité varie selon les différents médias.
“Le futur de l’Ukraine est dans l’Union Européenne”
Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine, le jour de l’acceptation de la candidature de son pays
Le peuple ukrainien est plutôt optimiste quant à la date d’entrée de l’Ukraine dans l’Union Européenne. En effet, selon un sondage effectué par le KyivPost fin juin 2022, 69% des Ukrainiens pensent que l’Ukraine entrera dans l’Union Européenne dans les cinq années à venir. Cette confiance est aussi présente dans les médias du pays qui transmettent les paroles pleines d’espérance d’une large partie du personnel politique ukrainien. Le journal Ukrinform a cité le Premier Ministre Denys Chmyhal durant une réunion du gouvernement où il a dit qu’il espérait voir l’Ukraine dans l’Union Européenne dans moins de deux ans. Chmyhal n’est pas le seul membre du gouvernement ukrainien qui a des attentes si élevées : outre le président Zelensky lui-même qui a répété plusieurs fois son espoir de voir son pays dans l’Union Européenne, son conseiller Mykhailo Podoliak pense que Bruxelles offrira “les délais les plus courts possibles pour une adhésion de l’Ukraine”.
Cependant, l’acceptation de la candidature de l’Ukraine par les 27 membres de l’Union européenne n’implique pas que le pays y entrera forcément. En effet, le statut de candidat est souvent vu comme étant symbolique et bien qu’en théorie n’importe quel pays ayant ce statut peut entamer ses négociations pour entrer dans l’Union, en pratique ce n’est pas le cas. Par exemple, la Turquie est candidate depuis 1999 et a commencé ses négociations en 2005 mais en 2023 le pays n’est toujours pas un membre de l’Union européenne.
Cependant, le statut de candidat apporte tout de même une forte augmentation de moral au peuple ukrainien qui est en guerre depuis février 2022. Le fait qu’une voie a été finalement ouverte pour que le pays puisse rejoindre l’Union européenne est une véritable récompense suite à un rapprochement et une lutte de presque deux décennies.
Par ailleurs, l’Ukraine ne sera pas le premier pays avec des territoires occupés (si les territoires restent occupés) à entrer dans l’union. Lorsque Chypre est devenu membre en 2004, la partie nord de l’île était sous le contrôle d’un Etat non-reconnu par l’ONU. Cependant, lorsque Chypre est entré, les combats entre le nord et le sud ont déjà cessé depuis longtemps alors qu’en Ukraine les affrontements persistent, ce qui complique davantage le processus d’entrée du pays. Il faut aussi garder à l’esprit le fait que même si la guerre se termine, les conséquences de l’invasion sur l’Ukraine pourront la retarder dans le remplissage des critères d’entrée.

President.gov.ua, CC BY 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/4.0>, via Wikimedia Commons
“Aujourd’hui, l’Union européenne et l’Ukraine sont déjà plus proches que jamais.”
Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, 1er mars 2022
Le monde occidental est aussi optimiste pour l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne. Un article de la BBC a transmis le discours de Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, sur la candidature de l’Ukraine quelques jours avant qu’elle ne soit acceptée. La présidente est venue dans une tenue jaune et bleue, reflétant les couleurs du drapeau bicolore ukrainien et a prononcé des paroles qui montrent la volonté de Bruxelles de laisser entrer l’Ukraine : “Nous voulons qu’ils vivent avec nous dans le rêve européen” dit-elle. En effet, l’Occident a soutenu l’Ukraine face à la Russie depuis le début de la guerre : l’Union européenne a envoyé 19 milliards d’euros aider Kiev et a même fait appel au tribunal international de la Haye pour condamner Vladimir Poutine.
En revanche, les médias occidentaux ne présentent pas les mêmes attentes que les médias ukrainiens, notamment sur la durée des négociations d’adhésion. Présentant un point de vue réaliste et terre à terre, ils rappellent les nombreux critères qu’un pays doit remplir pour devenir membre de l’Union européenne. Il s’agit notamment des critères de Copenhague fondés sur la gouvernance, l’économie et l’administration. Dans le même article de la BBC sur le discours de la présidente de la Commission européenne, la journaliste admet que l’Ukraine a fait des efforts pour atteindre les demandes de Bruxelles mais qu’il y a toujours des réformes à mettre en place. Kiev devra combattre la corruption, stabiliser le pays démocratiquement, réduire le pouvoir des oligarques et assurer le respect des droits de l’Homme si elle veut assurément devenir un membre de l’union.
Par ailleurs, ces demandes complexes de la part de l’Union européenne ont mené les experts occidentaux à avoir des opinions différentes sur l’entrée de l’Ukraine. Matthias Matthijs, un professeur d’économie politique, dans son article pour le think-tank conservateur états-unien CRF, estime que l’Ukraine entrera dans l’Union européenne dans 10 à 20 ans. Son opinion est partagée par Sébastien Maillard, un journaliste français cité dans un article de TV5 monde, qui estime que les négociations dureront de 10 à 15 ans. Ce même article cite l’opinion contraire de André Haertel, un expert sur la politique ukrainienne, qui pense que l’Ukraine deviendra membre dans 5 à 7 ans si les négociations commencent en 2024. Ces durées correspondent plus ou moins aux temps pris par les autres membres de l’Union européenne pour y entrer tels que la Croatie et la Bulgarie dont les négociations ont duré environ une décennie.
“[L’acceptation de la candidature de l’Ukraine est] une partie de manœuvres géopolitiques contre la Russie.”
Sergueï Lavrov, ministre des affaires étrangères de la Russie, novembre 2022
Il est évident que la possibilité que l’Ukraine entre dans l’Union européenne serait un échec pour la Russie étant donné qu’un des objectifs principaux de son invasion était d’empêcher l’Ukraine de continuer à se rapprocher de l’Occident. Ayant cela à l’esprit, le président Vladimir Poutine, cité dans un article du média télévisé RT, sous influence direct du Kremlin, a assuré le 17 juin 2022 qu’il n’était pas contre l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne et qu’il est seulement opposé à son entrée dans l’OTAN. En revanche, le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov a tout de même dit que la candidature de l’Ukraine peut être une menace envers la Russie. De plus, le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, avait exprimé son inquiétude d’une riposte de la part du Kremlin à cause de la candidature.
Par ailleurs, les médias de la Russie tentent de minimiser l’événement et de montrer l’adhésion de l’Ukraine comme un événement peu probable dans un but d’affaiblir l’image du pays envahi. RT a cité dans un article le premier ministre belge Alexander de Croo qui a dit que l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne prendra de nombreux années. Quant au journal russe Lenta, ila donné un entretien à Nikolay Topornin, spécialiste russe de l’Europe, dans lequel il réfute la croyance du Premier ministre ukrainien que son pays entrera dans l’Union européenne dans deux ans.
En outre, la Russie n’est pas le seul pays qui se méfie de la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne. Tandis que les 27 membres de l’union sont prêts à accueillir l’Ukraine à bras ouverts, les autres pays candidats depuis de nombreux années n’ont pas hésité à exprimer leur mécontentement. Un article du site de la chaîne turque à l’international, TRT World, proche du pouvoir, a cité le président Recep Tayyip Erdoğan le 1er mars 2022 lorsqu’il a exhorté Bruxelles à “montrer à la Turquie [candidate depuis 1987, N.D.L.R.] le même niveau de sensibilité que celle dont nous faisons preuve à l’égard de l’Ukraine.” Le processus d’adhésion de l’Ukraine “a nécessité une catastrophe, et la Turquie n’attendra pas une catastrophe”, a ajouté le président turc. L’adhésion potentielle de l’Ukraine à l’Union européenne dans les années à venir peut donc être vue comme une injustice par non seulement la Turquie, mais aussi la Serbie, l’Albanie et les autres pays candidats, engendrant de nouveaux enjeux géopolitiques. Bien que les différents médias soient en désaccord vis à vis de la durée du processus d’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, une chose est certaine : le chemin sera difficile. Outre la compétition avec les autres pays candidats, l’agression de la Russie et les problèmes au sein de la gouvernance ukrainienne, l’Union européenne elle-même pourra mettre des obstacles dans ce chemin. Certes, soutenir et intégrer un pays avec une volonté démocratique est un véritable principe de l’Union. Toutefois, une question se pose sur la capacité de Bruxelles d’accueillir un 28ème membre étant donné qu’à 27 des désaccords sont déjà très présents.
Article mis en page par Arif Kılınç
