Pourquoi le jazz est-il un symbole de la liberté ?

NDLR : Article d'archive remis en ligne (cf. Crescendo no.6, Janvier 2022 "Le réseau AEFE : le monde des possibles")

Le jazz est une forme musicale qui ressemble beaucoup à l’être humain lui-même : elle évolue au fil du temps, rencontre des limites et essaye de les confronter mais surtout, elle est à la recherche de la liberté. C’est peut être la raison pour laquelle cette forme musicale était la voix de beaucoup de personnes victimes de racisme au XXe siècle aux Etats-Unis pour exprimer leurs émotions, leur souffrance en particulier. Étant une “jazz aficionada” moi-même, je vous conseille de lire cet article en accompagnement d’une playlist de jazz qui vous guidera entre les siècles. Vous comprendrez plus facilement le lexique musical à travers des exemples (difficile à expliquer avec des mots)  et vous vous situerez grâce aux œuvres dans la période traitée dans l’article. Cette playlist est spécialement conçue pour la lecture de cet article et d’autres sur le jazz (sélection d’oeuvres de toutes les époques) :

Histoire du jazz 

L’entrée dans le XXe siècle a été marquée par le début de l’ère du développement exponentiel des technologies. Que cela ait causé beaucoup de souffrances ou non est controversé mais, nous savons une chose, ce siècle a documenté en détail la persévérance de cette génération pour trouver la joie, la liberté en dépit d’un cycle de souffrances. L’histoire du jazz a trop souvent été décrite comme l’histoire des solistes improvisateurs, ignorant pratiquement les contributions importantes des compositeurs-arrangeurs. Cet article a l’ambition de valoriser les deux. Nous pouvons séparer l’évolution du jazz en 3 périodes corrélées aux évènements majeurs du XXe siècle : la Première Guerre Mondiale, la Seconde Guerre Mondiale et la Guerre froide. 

1- La Première Guerre Mondiale 

New Orleans, la ville où l’on écoute du jazz dans un club en mangeant des beignets ; ce n’est pas une coïncidence si on associe instinctivement cette ville au jazz. Vers les années 1910, la Nouvelle Orléans, qui était déjà un creuset de cultures aux Etats-Unis, devient le lieu de naissance du jazz. La population très diverse, provenant du monde entier, était si interactive que cette ville “cool” était également l’endroit où il y avait le plus d’épidémies. Le jazz, en bref, une combinaison de la structure harmonique européenne et des rythmes africains est né de ces interactions. L’année 1917 est celle des premiers enregistrements de jazz. Ensuite, les petits groupes de jazz se sont multipliés.

Déterminer les racines du jazz est un processus complexe puisque cette forme de musique innovante regroupe une multitude de cultures ainsi que de formes musicales. De plus, nous ne pouvons pas associer une définition fixe au jazz qui évolue constamment. En revanche, nous pouvons faire remonter ses racines à la culture de l’Afrique de l’Ouest et à celle de l’Europe. 

Du XVIe au XVIIIe siècle, les esclaves africains qui travaillaient dans des plantations n’avaient pas le droit de se rappeler de leurs propres cultures. Ils ne pouvaient pas jouer leur musique. Seuls les esclaves qui jouaient des pièces européennes sur des instruments de même provenance avaient le droit de se réjouir de la musique, ce qui était rare. Les esclaves ne pouvaient chanter leurs chansons qu’en travaillant. Ces musiques traditionnelles se sont préservées et devenues l’une des plus importantes sources du jazz. Le ragtime et le blues, formes musicales très similaires au jazz, en sont les sources d’inspiration principales. Le ragtime, initialement composé essentiellement pour le piano, est transformé en jazz par des artistes importants comme Morton. En effet, le jazz est en principe la combinaison du ragtime et du blues. Dans le roman le plus populaire de F. Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, le jazz apparaît comme une musique de fond constante, ce qui montre sa popularité à l’époque. D’autres auteurs, comme Haruki Murakami, évoquent à plusieurs reprises le jazz dans leurs romans et des réalisateurs dans leurs films. Le jazz, dès son invention, est important dans la société. 

Lorsque nous parlons de l’évolution du jazz, nous parlons également de l’évolution des mentalités. Durant les deux premières décennies du XXe siècle, les citoyens américains d’origine africaine n’avaient pas le droit de jouer certains instruments comme le saxophone ou le trombone. Ces instruments deviennent dans les décennies suivantes un symbole du jazz mais de nombreux musiciens ne voulaient pas les utiliser, pensant qu’ils ne pourraient pas produire les mélodies classiques du jazz. Cette limitation des instruments a mené à l’attribution de rôles distincts à chaque instrument dans un groupe de jazz, ce qui est particulier et différent pour chaque époque. Nous voyons aujourd’hui que la lutte contre le racisme a donné au jazz sa forme distincte. 

Beaucoup de musiciens afro-amériquains s’orientaient vers cette nouvelle musique à la fois exotique mais familière. Même s’ils étaient très talentueux, ils ne pouvaient pas jouer dans des orchestres classiques, donc ils se sont familiarisés avec le ragtime puis le jazz. Ces musiciens refusés pour jouer dans des clubs à cause de leur couleur de peau se sont réfugiés à Storyville, un quartier de la Nouvelle Orléans. Lorsque ce quartier fut fermé en 1917, les musiciens ont dû quitter la ville pour trouver un endroit où on les laisserait jouer leur musique. La plupart sont allés à Chicago, devenue la capitale du jazz : Louis Armstrong, un des plus influents musiciens de jazz, celui qui a inventé le “swing”, un sous-genre, en faisait partie. 

Louis Armstrong

Toujours à cette époque, les compositeurs pouvaient être afro-américains et faire largement diffuser leurs albums dès lors que les interprètes étaient blancs. Un problème de l’époque était que de nombreux musiciens et chanteurs blancs ne comprenaient pas les « notes blues ». Quelques chanteurs, comme Marion Harris, étaient recherchés par les compositeurs afro-américains parce qu’ils étaient capables de chanter les notes « blues » en respectant ce genre musical. 

La période où les musiciens blancs interprétaient les chansons et musiques afro-américaines à des fins de marketing auprès des américains provenant d’Europe s’est poursuivie jusqu’en 1950, date à laquelle  le rock s’est opposé à la discrimination et où un segment de la population  regroupant toutes les ethnicités a commencé à protester. 

Durant l’entre-deux-guerres, le jazz est devenu très populaire aux Etats-unis, c’est l’Âge du Jazz (1920-1930). Durant cette période, les musiciens ont joué du jazz dans de grands orchestres. Les deux noms qui ont inventé l’orchestre de jazz sont Duke Ellington et Fletcher Henderson. Ils ont lutté pour que leurs orchestres puissent jouer librement mais le nombre de clubs à leur disposition était limité. Duke Ellington, un des plus grands artistes du jazz a reçu en 1969 la Médaille Présidentielle de la Liberté par le président des États-Unis de l’époque, Nixon, pour ses efforts pour avoir développé l’orchestre de jazz. 

2- La Seconde Guerre Mondiale 

La Seconde Guerre Mondiale était un tournant de l’humanité en général mais aussi du jazz. Les hommes partis au front ont laissé leur place aux femmes dans le domaine du jazz. Les premiers groupes de jazz de femme se sont formés à cette époque. En plus, des chanteuses deviennent plus populaires comme Ella Fitzgerald ou Billie Holiday. Les mineurs ne pouvant pas aller au front ont été recrutés par des clubs pour jouer du jazz, que le spectateur commence à adorer. Une nouvelle génération dont la vie quotidienne est liée au jazz contribue à l’évolution de ce dernier. À l’époque, les Juifs d’Amérique qui entendaient les atrocités d’Europe voulaient à leur tour aider les artistes afro-américains en interprétant leurs œuvres par empathie. Le jazz qui était initialement joué pour la danse devient, lors de la guerre, une forme d’art que l’on écoute également. Depuis cette période, le jazz qui est déjà une forme de musique très importante et riche commence à évoluer grâce à de nouveaux esprits créatifs. 

Billie Holiday

3- La Guerre froide

Les chanteurs de célèbres groupes étaient commercialisés et chantaient en tant que chanteurs pop solo comme Frank Sinatra ou Peggy Lee. Les musiciens plus âgés qui jouaient encore leur jazz d’avant-guerre, comme Armstrong et Ellington, ont été progressivement considérés comme appartenant au passé, ce qui a marqué les débuts de la fin de la popularité du swing. 

Durant les années 1940-1950, le bebop, un style de jazz, devient populaire et la capitale du jazz devient New York City. C’est le début d’une nouvelle période pour le jazz. Pour la première et dernière fois, la population va danser dans des clubs et parfois des bars clandestins en accompagnement du jazz, la musique étant également écoutée chez soi. Le bebop, un style avec un rythme rapide, permet davantage l’improvisation. Les notes “blues”, déjà utilisées dans le style d’Armstrong, et le swing sont repris mais le rythme très rapide rend les œuvres joyeuses. Ce style est devenu un symbole des années 1950 : des scènes de danse sont toujours représentées dans des films évoquant l’époque (exemple : Captain America, the first Avenger). Les modèles d’appel et de réponse utilisés de plus en plus fréquemment montrent au spectateur la communication musicale entre les différents musiciens et fait évoluer l’improvisation, essentielle au jazz. 

Le jazz est la musique populaire de l’époque. Ainsi, beaucoup d’artistes commencent. Vers les années 1960, Miles Davis et George Russell se sentent limités par le bebop. Davis pense que le bebop et le swing sont trop restrictifs. Pour libérer le jazz, il va utiliser l’invention de George Russell d’un nouveau sous-genre qui est le jazz “cool” ou modal. Ce style utilise une harmonie beaucoup plus complexe et ainsi, donne plus de choix aux musiciens. Dans son album Kind of Blue, Miles Davis utilise pour la première fois ce style en collaboration avec d’autres artistes innovants tel que Bill Evans. Cet album est un des plus importants dans l’histoire du jazz. L’improvisation prend une nouvelle forme : le jazz a une tradition riche et des règles spécifiques mais est tout neuf chaque soir. “You’re free to do anything as long as you know where home is” (“Tu es libre de faire tout ce que tu veux, tant que tu sais où est la maison”) affirme George Russell. Le compositeur parle là de la mélodie principale à laquelle le musicien doit revenir après son improvisation. 

Le jazz devient donc un genre musical plus sophistiqué car la plupart des musiciens de jazz ont alors étudié dans des conservatoires et départements de musique d’universités où ils ont suivi des cours de théorie, d’histoire de la musique (les anciens musiciens n’avaient pas toujours cette possibilité) et, dans la plupart des cas, ils ont également étudié avec des enseignants qui étaient eux-mêmes des figures majeures du jazz. De plus, à partir des années 1970, le nombre croissant d’enregistrements a rendu disponible une variété infinie de traditions musicales englobant tous les styles de jazz ainsi qu’une variété de musiques ethniques, populaires et vernaculaires de toutes convictions et philosophies. Les jeunes générations ont profité de cette pléthore de ressources musicales et stylistiques.

Suite à cette révolution, le jazz voit son nombre de styles augmenter. Parce qu’il est libre d’esprit et spontané, le jazz a parcouru un long chemin depuis son introduction. Il a engendré différents styles tels que le big band, le dixieland, le jazz manouche et le jazz bossa nova, et englobe également des sous-genres contemporains tels que le free jazz, l’acid jazz, le jazz hop et le soul jazz…

La liberté musicale du jazz

Le jazz donne une multitude de possibilités aux instrumentistes et chanteurs grâce à sa forme qui permet une harmonie complexe. En musique pop, on a des variations sur par exemple 4 accords d’une seule tonalité, c’est une harmonie simple. Dans une harmonie complexe, comme celle du jazz, les tonalités peuvent également varier lors de l’improvisation : la mélodie est plus riche et complexe. Bien sûr, les artistes font attention à la cohérence entre les tonalités : c’est la théorie de la musique. 

La liberté, un concept complexe, a peut-être comme meilleure définition la suivante :  “La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres”. Ce concept contradictoire est représenté par le jazz : “You’re free to do anything as long as you know where home is” – George Russell.

La recherche de la liberté des afro-américains lors de la création et du développement du jazz a influencé ce dernier. Le jazz est un symbole de la liberté grâce à son histoire qui a aidé à changer les attitudes envers la race mais aussi grâce à sa forme qui offre le plus de liberté. Le jazz, malgré sa définition complexe, est instantanément distingué des autres genres musicaux à la première note jouée.

Ce genre musical est une autre preuve de la fiabilité de l’expression “Ce qui ne te tue pas, te rend plus fort”. Toutes les cultures qui ont souffert s’enrichissent davantage. Le jazz nous rappelle cette expression tant à travers ses mélodies joyeuses qu’à travers celles plus sombres. 

Pour aller plus loin

Ella Fitzgerald & Louis Armstrong

À écouter : Kind of Blue – Miles Davis / Take Five – David Brubeck / The Bill Evans Trio / Billie Holiday / Ella Fitzgerald / Charlie Parker / John Coltrane – Giant Steps / Charles Mingus – Ah Um / Sun Ra – Jazz In Silhouette / Tubby Hayes – Down In The Village
À regarder : Whiplash / Midnight in Paris / Born to be blue / Bird / Quincy / What Happened, Miss Simone? / Chasing Trane / A Great Day in Harlem / Miles Davis : Birth of the Cool

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