NDLR : Article d'archive remis en ligne (cf. Crescendo no.6, Janvier 2022 "Le réseau AEFE : le monde des possibles")
Yiğit Bener est un écrivain, traducteur et interprète turc. Il a grandi entre la France et la Turquie, le français et le turc. Il a fait des études de médecine pour finalement poursuivre une carrière littéraire comme plusieurs membres de sa famille. Il est le traducteur de deux des livres les plus emblématiques de la littérature française : Le Petit Prince et Voyage Au Bout De La Nuit. Sa traduction remarquable de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline a gagné le prix de la meilleure traduction en 2002.

Vous venez d’une famille artistique et littéraire. Comment les membres de votre famille ou proches vous ont-ils influencé dans votre carrière d’écrivain et de traducteur ?
J’ai toujours grandi dans un milieu intellectuel et culturel. Je dis parfois que je suis né dans une bibliothèque. Depuis que j’étais tout petit, j’ai toujours connu un salon couvert d’une grande bibliothèque. Cela m’a poussé à réfléchir, à lire et à m’intéresser à la culture et la lecture. Mais dans un deuxième temps, comme tout le monde dans ma famille était très compétent dans tous les domaines, l’enfant, l’adolescent que j’étais ne pouvait pas oser énoncer des idées originales ou même essayer d’en écrire. Avec des personnes aussi prestigieuses, aussi compétentes, aussi cultivées dans mon entourage, par peur de la critique je n’avais pas trop confiance en moi. J’ai donc décidé de me diriger vers un tout autre domaine, la médecine. En choisissant un domaine totalement différent, j’ai pu me différencier de ma famille.
Durant ma dernière année de médecine, en raison du coup d’État de 1980 en Turquie, j’ai dû arrêter mes études pour m’exiler en Belgique et en France pendant 10 ans.
Je me suis donc redirigé vers l’interprétariat et la traduction. J’ai aussi fait un peu de journalisme et par ce biais, je me suis intéressé davantage à l’écriture.
En vivant en France, le seul contact que j’ai eu avec ma famille était à travers des lettres dans lesquelles j’écrivais ce que je pensais des livres que j’avais lus. En quelque sorte, la littérature m’a permis de ne pas perdre contact avec ma famille. Je me suis donc intéressé davantage à la traduction. J’ai traduit un livre de mon père, Böcek, en français afin que mes amis en France puissent le lire. Et dix ans plus tard, quand je suis rentré en Turquie, j’ai commencé à faire des traductions littéraires. Je me suis alors lancé dans la rédaction d’un livre que j’ai publié après mes quarante ans. Mon parcours n’a donc été ni direct ni facile. Mais c’était un chemin nécessaire pour m’affirmer par rapport à ma famille et forger mon propre parcours.
Préférez-vous écrire pour les adultes ou pour les enfants ?
Comme je suis un adulte, j’ai plus de facilité et d’envie d’écrire pour les adultes que pour les enfants. Je prends tout de même beaucoup de plaisir à écrire pour les enfants. J’aime surtout aller dans les écoles et parler de mes livres avec les enfants. Je trouve qu’ils sont des lecteurs formidables. Ils vont droit au fond des choses, ils s’intéressent à pleins de détails. Ils aiment ou ils n’aiment pas, ils ne cherchent pas à trouver des défauts. Ce qui me fait très plaisir aussi c’est que parfois, quand je visite des écoles, je vois des écoliers qui ont écrit des pièces de théâtre ou des chansons. Je trouve cela fabuleux car cela montre que le texte continue de vivre à travers eux. Ce n’est pas simplement quelque chose que j’ai écrit qui reste lettre morte dans un livre. Il est repris par eux, ça leur donne une inspiration.
J’apprends beaucoup de choses à travers eux aussi. On pense souvent que l’apprentissage entre enfants et adultes passe seulement dans un sens. Mais les enfants ont eux aussi des choses à apprendre aux adultes et il faut se mettre en contact avec les jeunes et les enfants pour ne pas devenir un vieux crouton ennuyeux.

Est-ce qu’écrire des livres pour enfants est plus stimulant qu’écrire des livres pour adultes ?
C’est tout d’abord deux lectorats différents. Dans les deux cas, j’ai mon lecteur auquel je m’adresse. Je ne pense pas qu’il faut s’adresser aux enfants comme si on parlerait à un débile. Les enfants comprennent très bien ce qu’on leur dit. Même ce qu’on ne leur dit pas. Ce sont des lecteurs très attentifs et très fins. Quand j’écris pour les enfants, j’écris très sincèrement. Les adultes sont capables d’être plus sournois, de détourner ce que l’on dit. Ils vont parfois chercher quelque chose qui n’y est pas. C’est pour cela qu’il faut prendre plus de précautions avec les adultes, surtout quand c’est un sujet sensible.
Quand et pourquoi vous êtes-vous dirigé vers l’interprétation ?
Cela a été un peu par hasard. J’ai commencé à travailler à la Confédération Européenne des Syndicats en Belgique, pour la représentation du Syndicat turc Disk. Je faisais des traductions pour eux car on m’avait demandé de traduire les actes d’accusations des procès contres les syndicalistes, afin que les avocats de la Confédération Européenne des Syndicats puissent intervenir lors des procès. J’ai aussi interprété tous les présidents de la République français depuis François Mitterrand inclus et tous les présidents de la République turque depuis M. Özal jusqu’au président actuel et beaucoup de ministres aussi.
Je suis interprète de conférences. J’interviens notamment en simultanée, en consécutif dans les réunions de haut niveau politique ou autres. Mais je suis aussi traducteur littéraire. On peut dire que la traduction littéraire est moins bien rémunérée que l’interprétariat, si l’on considère le temps fourni pour réaliser la tâche. Je préfère faire de l’interprétariat pour gagner ma vie et de la traduction écrite pour mon plaisir.
Comme je suis bilingue, j’arrive à jongler entre le français et le turc et j’écris dans les deux langues avec beaucoup de facilité.

Vous est-il déjà arrivé dans une conférence de penser ne pas bien traduire ?
La plupart du temps, avant d’aller dans des conférences, on a des documents et on travaille en avance car on ne peut pas connaître tout le vocabulaire d’une profession. Pour pouvoir lors de la conférence utiliser les mots corrects. Le métier de l’interprète n’est pas un don, c’est avant tout un travail de recherche et de préparation. Il est donc assez rare de ne pas pouvoir parvenir à trouver les mots corrects et de penser avoir raté l’interprétation. J’ai une assez bonne réputation dans le métier. J’ai été président de l’association des interprètes en Turquie. J’ai fait partie des associations d’interprètes au niveau international, au conseil de l’AIIC. J’ai aussi enseigné l’interprétation dans deux universités, à Boğaziçi et à Bilkent.
Dans le travail de l’interprétariat, la perfection n’existe pas car il y a toujours des mots que l’on aurait pu mieux traduire. Quand les deux parties arrivent à se comprendre, alors nous avons réussi notre travail d’interprète.
Quelles sont les étapes pour réaliser une traduction ?
D’abord, dans une traduction littéraire il faut d’abord comprendre le texte. Il faut pouvoir reproduire non seulement le contenu mais aussi le style de l’auteur. Un écrivain a avant tout un style littéraire qui lui est propre et particulier. Il faut déchiffrer le style de l’auteur: comment il fait ses phrases? Quel registre de langage utilise-t-il? Fait-il des phrases courtes ou longues? Par exemple, la différence entre un texte de Proust et de Céline, c’est le jour et la nuit.
Avez-vous en tête des œuvres que vous voudriez traduire ?
J’aurais bien aimé traduire des BD d’Astérix et Obélix car ces textes sont très fins. Il y a beaucoup d’humour, plusieurs niveaux d’humour. Il est un peu tard pour traduire les BD d’Astérix et Obélix puisque ça a déjà été fait.

En ce moment, il y a des traductions multiples pour la même œuvre. Est-ce que la traduction est périssable ? Est ce que la validité d’une traduction est limitée dans le temps ? Pourquoi retraduit-on ?
Avec autant de livres qui ne sont pas traduits, cela semble un peu stupide de retraduire des oeuvres. C’est souvent des livres connus qui sont retraduits car cela donne du prestige au traducteur et aux maisons d’éditions qui publient ces textes. La langue n’est pas quelque chose de figé. Elle évolue avec le temps, avec le contact d’autres langues avec la technologie. Chaque nouvelle génération apporte ses propres mots et sa façon de dire. Une traduction représente l’état d’une langue à une période donnée.
Il y a eu un cas où j’ai fait une retraduction, Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry. Dans un premier temps, je n’ai pas voulu faire cette traduction car elle avait déjà été faite une trentaine de fois. J’ai répondu à la maison d’édition que si je trouvais des choses que je pourrais améliorer dans les traductions précédentes, alors je me déciderais à retraduire Le Petit Prince. Et j’ai trouvé trois problèmes généraux dans les traductions existantes.
Premièrement, il y avait un problème de censure. Certains passages du Petit Prince avaient été censurés pour des raisons politiques. Je voulais faire une traduction qui ne soit pas censurée.
Deuxièmement, il y avait des problèmes de sens. Plusieurs traducteurs avaient raté des passages du Petit Prince. Par exemple, la plupart des traducteurs ont traduit le fameux mouton par “koyun” en turc. Cela n’est pas correct car “koyun” en turc, c’est le mouton adulte. Alors que le petit prince dessine un agneau. Saint-Exupéry a utilisé le mot mouton car en français l’agneau est plutôt utilisé quand on parle de viande. C’est pour cela que les enfants turcs doivent l’appeler agneau car il n’y a pas cette connotation en turc. Le même mot en français et en turc n’a pas la même valeur. Il y a un sens culturel derrière. Il n’est pas seulement question de mots dans une langue, il y est question de la culture que porte en eux les mots.
Troisièmement, j‘ai trouvé qu’aucune des traductions ne rendait hommage au style de Saint-Exupéry. Les traductions en turc sont souvent embellies et très agréables à lire. Mais le style de Saint-Exupéry est très simple. Le Petit prince s’adresse à un enfant de l’âge du petit prince et c’est cette simplicité qui en fait toute la poésie. J’ai essayé de faire une traduction qui soit plus fidèle au style de Saint-Exupéry.

Quelles études sont envisageables pour des futurs traducteurs ? Quels conseils pouvez-vous donner à de futurs traducteurs ?
Il faut beaucoup lire. J’ai fait des études de médecine et ça ne m’a pas empêché d’être écrivain. Les études sont importantes, ça vous aide à réfléchir et à penser mais il n’y pas de diplôme d’écrivain. Quelle que soit l’étude, il faut qu’elle vous donne une bonne culture générale, surtout que ça vous donne envie de lire et de vous cultiver. Plus on a de connaissances et plus on pourra comprendre les finesses d’un texte et être capable de les retranscrire.