La question de la responsabilité du poète

Nâzım Hikmet est un poète turc du 20ème siècle. Il passe une longue période de sa vie en prison en raison de ses points de vue politique. En juin 1925, un de ses poèmes est publié en Europe pour la première fois. Intitulé « Occident-Orient », il paraît sur la couverture de Clarté, l’une des revues les plus connues de la communauté de gauche. C’est un poème sur Pierre Loti.

Cependant, le regard du poète est assez péjoratif. Il dénigre le célèbre romancier orientaliste français par les vers suivants :

Mystère,
kismet,
Grillages, khans, caravanes…
Chadirvanes…
Dansant dans des plateaux d’argent,
de petites sultanes…
Méharadja, padichah…
Sous le poids de mille et un ans,
un chah…
Des sabots de nacre, qui balancent
sur des minarets.
Des femmes au nez teint de henné
travaillent, de leurs pieds, sur des métiers,
A travers les vents et leur barbe verte,
des muezzins chantent la prière.
Le voilà! l’Orient, vu par le poète d’Occident.
Le voilà ! l’Orient des livres
imprimés par millions, à la minute…

Nazim Hikmet reprend avec ironie et mépris la description de l’Orient par Pierre Loti. C’est un endroit paradisiaque, onirique. Nous y perdons la notion du temps, tout est beau, tout est mystérieux, nous sommes dans le meilleur des mondes : comme le précise Pierre Loti dans son roman sur Istanbul, Aziyadé, “dans le vieil Orient tout est possible !” Et surtout, cette description attire. 

Mais ni hier, ni aujourd’hui, ni demain,
un tel Orient n’existait pas,
n’existera pas,
L’Orient,
terre sur laquelle
des esclaves nus meurent de faim ;
propriété collective de tous
sauf de l’Orient ;
pays que la famine extermine ;
grange qui déborde de froment ;
grange de l’Europe.

Le poète turc évoque maintenant les atrocités qui règnent sur l’Orient. La famine, l’esclavage, la pauvreté, la réalité… La description de Pierre Loti paraît donc mensongère. L’Orient est créé à partir des observations d’un poète occidental. Pierre Loti transfigure la réalité pour attirer. Mais une question se pose donc : pouvons-nous critiquer la manière dont une personne choisit de percevoir les choses ? L’ultime but de la poésie n’est-il pas de transfigurer la réalité ? Même si elle est peut être trompeuse, illusoire ? Fermer les yeux sur les inégalités ?  Le but du poète est-il de les effacer ? D’éduquer ? Est-il obligé d’adopter un point de vue politique ? 

Cependant, chaque création s’inscrit obligatoirement dans un contexte politique. Chaque poète a une manière d’écrire, influencée par sa façon de percevoir le monde et ce qui l’entoure. Son texte contiendrait-il donc obligatoirement ses pensées ? Et si cette pensée est trompeuse ? 

Tu n’étais là Pierre Loti
que pour nous vendre
avec des bénéfices scandaleux,
de la camelote française. 
Quel cochon de bourgeois tu étais…

Nâzım Hikmet critique la position individualiste de Pierre Loti. À travers ses vers, nous ressentons la colère, le sentiment d’être trahi par son collègue. Il voit les écrits de Pierre Loti comme un prolongement du colonialisme. Et cette illusion de l’Orient se propage dans tout l’Occident. 

Le véritable danger commence quand tous les lecteurs commencent à adopter ce point de vue. L’ensemble des représentations d’un fait crée sa définition. Et cette définition n’est donc pas objective. Comment peut-elle l’être ? Avec l’existence de divers points de vue, et l’accès égal à tous ces derniers. Comme le mentionne Ernst Cassirer dans son Essai sur l’homme, « la vérité ne peut être acquise que par une coopération constante des individus dans leurs questions et leurs réponses mutuelles » et « L’homme devient alors afin de donner une réponse à soi-même et aux autres un être ‘responsable’ et un sujet moral. »

L’humain a donc une responsabilité. Il est condamné à se questionner, questionner son entourage. Une volonté de découvrir la réalité lui fournit une motivation et nourrit son ambition. Même si personne ne s’approche de la vérité, et ceux qui s’en approchent se mentent à eux-mêmes (après tout, c’est soulageant, satisfaisant), ce mystère attire et alimente la curiosité. Transfigurer complètement la réalité en étant poète, est-ce une manière d’échapper à cette responsabilité humaine ? Ces deux éléments ne sont pas incompatibles. Hikmet critique en effet l’absence de volonté de dévoiler la réalité de l’écrivain voyageur, ainsi que son insouciance de la réalité sociopolitique. 

Le poète a donc un choix important à faire : dévoiler la vérité tout en préservant la capacité de la transfigurer, ou chercher uniquement  la vraisemblance, à la manière des sophistes…

Nâzım Hikmet par Noa Bensusan. DR.

Deniz Demirer
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