L’illusion du futur

Nous rêvons, nous contemplons, nous pensons au futur, et nous nous en réjouissons. Cependant, le futur n’existe pas encore. Ce n’est qu’une illusion. La relation de l’humain avec le temps a toujours été compliquée. Aujourd’hui nous savons que nous ne pouvons pas parler de la conception du temps sans parler de celle du mouvement. 


Illustration originale de Ali Ejder Özerden. DR.

Tout d’abord, pour Aristote, il existe une distinction entre le monde sensible (c’est-à-dire le monde qui nous entoure), et le monde céleste, qui est selon lui d’essence divine, situé au-delà de la Lune. Il dit d’ailleurs que dans le monde céleste et divin, le mouvement est naturel et circulaire, représentant d’un cycle et de l’éternité. Cependant, dans le monde sensible, les objets qui se déplacent grâce à la gravité cherchent seulement à regagner leurs places, la chute libre est un état de repos, un état naturel. Le mouvement est une qualité intrinsèque, propre aux objets. Cependant il ne dit pas la même chose pour le temps. Le temps est commun à tous les mouvements, il est universel, son écoulement est incontournable. Pourtant, avec Galilée, le mouvement devient une propriété relative. Il prend le temps comme paramètre fondamental et en déduit que la vitesse est proportionnelle à la durée de sa chute. Mais ces trois éléments ne seraient pas les seuls critères de mesure. D’après la théorie d’Einstein sur la relativité restreinte, les caractéristiques des événements qui se produisent au même instant dépendent du mouvement de l’observateur. Ces derniers peuvent varier par rapport à l’emplacement de l’observateur, ou bien à sa vitesse. Nous parlons ici ni du temps ni de l’espace, mais de leur réunion : l’espace-temps. Ce phénomène peut être illustré grâce au diagramme de Minkowski.

L’intérêt de cette géométrisation de la relativité restreinte est de montrer que le temps lui-même y est représenté comme indissociablement lié à l’espace matériel. Les cônes de lumière futur et passé peuvent ne pas être pris en considération à ce stade.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Espace_de_Minkowski#/media/Fichier:Cone_de_lumière2.png

Mais venons maintenant à l’écoulement du temps, et plus particulièrement, à son sens d’écoulement. Intuitivement, nous prenons le temps comme unidirectionnel, nous pouvons même le visualiser comme une ligne droite, la gauche représentant le passé, et la droite le futur. Même dans le langage de tous les jours, nous pouvons constater l’existence d’un vocabulaire adapté à exprimer les rapports entre les différents moments du temps linéaire. Le passé est connu, vécu, le présent est actuel, mais le futur demeure inconnu. Ce dernier peut être une source d’inquiétude, de peur, d’angoisse pour certains. Un médicament face à ces émotions péjoratives est vite découvert par l’humanité: l’espoir. L’espoir est au centre du bonheur. Chaque film américain que nous regardons nous fournit le même message: ne perds jamais l’espoir! Tu vas atteindre le bonheur, le succès! Et nous y croyons de tout notre cœur, même si le futur n’existe pas encore, même si ce n’est qu’une illusion. 

Mais l’espoir est une source de motivation et d’aspiration. Selon Descartes, l’espoir nous indique que nous sommes proches de réaliser un désir, et même, il nous fournit une sécurité par le biais d’une assurance. L’espoir nous aide dans nos moments les plus difficiles, nous garde en vie, en bonne santé. Au XXe siècle, le philosophe allemand Ernst Bloch fusionne les idées d’espoir et d’utopie. Il se réfère à Maître Eckhart en affirmant que: « La nature la plus intérieure de tout grain veut déjà dire froment, tout métal signifie déjà or, toute naissance signifie déjà l’homme! » Cette phrase nous donne de la force pour labourer le grain, pour nettoyer le métal avec l’espoir que celui-ci soit de l’or. Alors peut-être que perdre l’espoir serait perdre cette envie d’avancer, qui nous fournit une connexion à la vie. Peut-être que perdre l’espoir serait de couper ce fil qui nous relie à la réalité. Pourtant le futur sur lequel s’appuie l’espoir n’est pas réel. Il est totalement fictif, fruit de l’imagination. Couper le fil qui nous relie à une illusion, ne nous rapprocherait-il donc pas de la réalité, du présent? Le grain peut être infécond, le métal peut être de l’aluminium. Un espoir irréel, incomplet. 

Le futur n’est donc pas une connaissance, mais une croyance. Tous les humains possédant l’espoir, sont donc croyants. L’espoir est trompeur, menteur. L’humain cherchant le bonheur est sous le charme de l’espoir qui le rend aveugle à la réalité. Incapable de prendre du plaisir instantané, l’humain est condamné à penser au futur sans arrêt. Chacune de ses actions est calculée, bien réfléchie, basée sur une illusion. Sommes-nous obligés de rappeler le nombre de soldats morts à la guerre, puisque leur dirigeant militaire, au chaud, leur a dit de ne pas perdre l’espoir? Le nombre de romans abordant le sujet de l’échec d’un jeune plein d’espoirs ? Le propos figure même dans le titre de l’un d’eux: Illusions perdues de Balzac. 

Cependant, avons-nous réellement les capacités nécessaires pour vivre dans le présent? Nous sommes tout d’abord incapables de parler d’un présent actuel et instantané,  puisque dès qu’on parle d’un moment, ce dernier devient une action passée. Même le radar dans les feux rouges qui mesure la vitesse instantanée de la voiture le fait par rapport à la moyenne d’une vitesse précédente et suivante. Donc le présent est un instant, un point. Pourtant, le temps ne peut pas être construit à travers les instants, tout de même qu’une droite ne peut être tracée avec des points. Il restera toujours un espace, même qu’il soit infiniment petit, entre deux instants, entre deux points. Et dès que nous zoomons sur cette partie, nous apercevons ce vide. Le présent est donc situé dans le temps, mais il est inexprimable et imperceptible par la conscience. Le moment où nous sommes conscients, il nous échappe déjà et se confond avec le passé. Le présent pourrait donc être qualifié comme étant un prolongement du passé. L’humain est incapable de l’attraper ou de s’en réjouir.

Nous semblons donc être enfermés dans un labyrinthe. Nous voyons une petite sortie mais dès que nous nous en approchons, nous comprenons que c’est un miroir. Le futur se cache donc dans le reflet visible de ce miroir, dans notre reflet. Nous levons un bras puis un autre. Notre image fait de même. Une promesse trompeuse d’être récompensé demeure dans nos esprits. Nous bougeons devant le miroir mais notre image semble décalée de quelques millisecondes. 

Notre récompense se cache dans le présent dont nous nous échappons constamment, et même obligatoirement, puisqu’il se confond avec le passé. Le terme “présent” désigne d’ailleurs en anglais à la fois la temporalité mais aussi un cadeau, une récompense. Le présent se moque donc de l’humain qui poursuit un futur imaginé, condamné à un sort éternel, enfermé dans une prison dont il est l’architecte.

Article mis en page par Erdeniz Karayalçin

Deniz Demirer
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