NDLR : Article d'archive remis en ligne (cf. Crescendo no.6, Janvier 2022 "Le réseau AEFE : le monde des possibles")
Depuis la fin de l’été 2019, le Liban endure une crise économique et financière sans précédent. La population est considérablement appauvrie et le pays est au bord de l’effondrement. La pandémie de la Covid-19 qui s’est répandue depuis mars 2020 et l’explosion massive au port de Beyrouth le 4 août de la même année n’ont fait qu’aggraver une situation déjà terrible.

Après cette explosion, l’une des plus fortes explosions non-nucléaires du monde qui a tué plus de 218 personnes et blessé 7000 personnes, les autorités ont formé une équipe judiciaire pour mener une enquête nationale. Le juge Sawan est nommé le 13 août à la tête de cette enquête. Quatre mois plus tard, le juge inculpe le premier ministre et 3 anciens ministres de négligence criminelle. En accusant le juge de ne pas respecter la constitution, ceux-ci refusent d’être auditionnés. Deux mois plus tard, ce premier juge est limogé, accusé de ne pouvoir être objectif parce que son domicile a été endommagé par l’explosion.
Il faut noter que plus de 70.000 bâtiments ont été atteints par le souffle inimaginable de l’explosion lorsque 2750 tonnes de nitrate d’ammonium ont explosé en plein cœur de la ville, provoquant des dégâts dans un rayon de 20 kilomètres et le déplacement de 300.000 personnes.
Le 18 février 2021, le gouvernement nomme un nouveau magistrat, le juge Bitar, un homme discret et intègre, pour instruire l’affaire. Mais les choses ne vont pas bon train. Une fois que le juge commence ses investigations, certains partis politiques le pointent du doigt et l’accusent de parti pris. Le 2 juillet, le juge Bitar convoque des officiels publics, soumet au parlement une demande de levée d’immunité pour certains députés suspects et demande au ministre de l’intérieur la permission d’interroger le directeur de la Sécurité générale, un général très puissant. Sept jours plus tard, le parlement demande au juge Bitar de lui remettre ses preuves, une action très controversée qui montre les ingérences politiques dans l’indépendance de la justice.

Depuis la fin de la guerre civile, le droit à l’immunité parlementaire a été farouchement maintenu par les responsables pour protéger des individus et des partis politiques dans les enquêtes de graves crimes (assassinats, explosions, blanchiment) dans une atmosphère d’amnistie générale. C’est ainsi que les victimes des attentats des dernières décennies et leurs familles ont été privées de justice et que personne n’a jamais été inculpé.
Le 14 octobre 2021, des partisans des partis Amal et Hezbollah manifestent face au tribunal militaire réclamant le changement du juge Bitar qui gère l’enquête de l’explosion du port. Soudainement, en marge de cette manifestation, on entend des tirs, des rafales de balles de kalachnikov, des gens crier, on voit des véhicules incendiés. Pas une patrouille de l’armée ou des forces de sécurité en vue. Les rumeurs volent sur la toile, les tweets s’activent et la rue s’enflamme. On dit qu’il y a des francs-tireurs sur les toits qui provoquent les accrochages. La population est abasourdie, les rues de Ain el Remmaneh regorgent soudainement d’éléments armés, et certains tombent à terre, abattus par des balles inconnues. On dit que les accrochages sont probablement entre les partisans des Forces Libanaises (parti politique issu d’une milice active durant la guerre civile des années 1975-1990) et ceux du Hezbollah et du mouvement Amal (également issus de milices). Et c’est ainsi que le spectre de la guerre civile libanaise, une guerre qui a fait 200.000 morts, est revenu hanter la ville de Beyrouth sur la zone même où les premiers accrochages meurtriers du siècle dernier avaient éclaté.

L’histoire peut être sournoise. C’est étrange comme elle peut se répéter si rapidement. Les mémoires se ravivent très vite, les balles volent, les adultes retrouvent leurs réactions et leurs gestes de guerre. Dans les écoles du quartier, on dirige les élèves vers les corridors, loin des vitres, on répond aux appels des parents pour les réconforter.
En quelques instants les bruits des affrontements dominent la ville, les durs de guerre ; les abadayes défilent tandis que les habitants sont pris de cours, effrayés, abasourdis de revivre les mêmes prémices de guerre civile une génération plus tard.
« On ne saura peut-être jamais ce qu’il s’est réellement passé. Qui a allumé la mèche, qui a tiré sur qui. Qu’importe. Le mal est fait. » Lyana Alameddine et Caroline Hayek, L’Orient le Jour, 23 octobre 2021.
